Sport24 11/04
Djorkaeff: «Incapable de vous dire quel sera le visage de Monaco l'an prochain» - Fil Info - Ligue des champions - Football
Le club de la principauté, qui se déplace ce mardi à Dortmund en quart de finale de la Ligue des champions, forge sa réussite sportive et financière en façonnant les stars de demain.Mercredi 15 mars. Minuit approche mais l’effervescence n’est pas retombée au stade Louis-II. Dans les entrailles du complexe omnisports de la principauté, les journalistes jouent des coudes en zone mixte pour recueillir les premiers mots des héros monégasques. Surtout ceux de Kylian Mbappé, le nouveau phénomène du football français. Il y a une heure, l’AS Monaco a fait tomber le Manchester City de celui considéré comme « le meilleur entraîneur du monde », Pep Guardiola, pour se hisser en quarts de finale de la Ligue des champions. Battus 5-3 en Angleterre, les joueurs de Leonardo Jardim ont su forcer leur destin dans leur enceinte aux sièges jaunes (3-1). Buteur à l’aller et au retour pour ses deux premiers matchs comme titulaire en Ligue des champions, Mbappé est désormais le centre de toutes les attentions.Le symbole MbappéChacun veut capter les mots de ce gamin aussi à l’aise devant les micros que balle au pied. « J’ai les yeux qui brillent, c’est vraiment incroyable. Je savoure et j’espère que ce n’est que le début », souffle-t-il du haut de ses dix-huit printemps. À ses côtés, Bruno Skropeta, le directeur de la communication et du marketing de l’ASM, joue les chaperons. « Dernière question », enjoint-il, tel l’impresario accompagnant sa star sur le tapis rouge. Ce soir-là, les longs couloirs du stade Louis-II, ses portraits des Grimaldi et son vieux carrelage délavé semblent avoir cent ans. Les journalistes comptent leurs cheveux blancs. Le lendemain, le conte de fées de Mbappé se prolongera avec une première convocation en équipe de France, quinze mois seulement après ses débuts chez les professionnels. Mise en orbite. En tendant les bras, il pourrait presque chatouiller les orteils de Thomas Pesquet…Symbole de la nouvelle génération bleue promise à faire briller le Coq en Coupe du monde, en Russie (2018) et au Qatar (2022), Kylian Mbappé incarne aussi la réussite insolente et inattendue de l’AS Monaco cette saison. Bien qu’elle ait connu son premier couac en finale de la Coupe de la Ligue contre Paris il y a dix jours (1-4), l’ASM, deuxième meilleure attaque d’Europe derrière le FC Barcelone, est toujours en lice en Ligue des champions (quart de finale aller à Dortmund ce mardi en Allemagne) et en Coupe de France. Leader de Ligue 1 avec trois points d’avance sur le PSG, elle n’a surtout jamais été aussi proche de remporter son 8e titre de champion de France, le premier depuis dix-sept ans.Ce retour au sommet, Monaco le doit à un homme, Dmitry Rybolovlev. En rachetant en décembre 2011 un club alors moribond (dernier de Ligue 2), le milliardaire russe a réveillé la belle endormie du Rocher.« Monaco n’est pas la danseuse de Rybolovlev»À grand renfort d’achats spectaculaires (Falcao, James Rodriguez, Joao Moutinho), l’ex-magnat de la potasse voulait jouer rapidement les premiers rôles en Ligue 1 et replacer le club rouge et blanc sur la carte du football européen. Très vite, le fair-play financier, qui oblige les clubs à ne pas dépenser plus qu’ils ne gagnent, les difficultés à accroître les revenus commerciaux (sponsors, billetterie) et la menace financière liée au « divorce du siècle » du nouvel actionnaire (son ex-épouse Elena n’obtiendra finalement en 2015 « que » 564 millions de francs suisses contre 4 milliards en première instance) vont changer la donne. « Monaco n’est pas la danseuse de Rybolovlev. Il n’entend pas accepter que perdre de l’argent et creuser son déficit dans le football soient une fatalité. La rentabilité ne doit pas être une vue de l’esprit », éclaire le journaliste Arnaud Ramsay, auteur de la biographie consacrée au businessman russe (1).Les « biftecks » de Guy RouxAvec son homme de confiance, Vadim Vasilyev, le propriétaire va vite opérer un changement d’orientation de la stratégie monégasque vers le « trading joueurs ». Un modèle économique basé sur la vente à prix fort de jeunes joueurs formés au club ou recrutés à bas prix. Et très rémunérateur lorsque l’on sait dénicher les talents. Après avoir affiché un déficit de 100 M€ en 2014, le contraignant à se séparer de ses stars plus tôt que prévu (Rodriguez vendu au Real Madrid, Falcao prêté à Manchester United), Monaco est revenu à l’équilibre en 2016. Et Rybolovlev pourrait engranger ses premiers bénéfices cet été avec les ventes juteuses annoncées de Bernardo Silva et Thomas Lemar, voire Mbappé en cas d’offre indécente.« Monaco achète des jeunes joueurs 5, 10 voire 15 M€, ce qui est assez cher. Il y a donc une part de risque. Mais si vous achetez cinq joueurs à 5 ou 10 M€, il suffit que l’un d’entre eux, pas plus, fasse une “Martial” pour réussir son coup », explique Vincent Chaudel, expert sport du cabinet de conseil Wavestone.Acheté 5 M€ à Lyon en juin 2013, Anthony Martial avait été revendu par Monaco à Manchester United près de 80 M€ (dont 30 M€ de bonus) deux ans plus tard. La culbute fait rêver n’importe quel trader et président de club de football. La loi du marché n’a cependant pas attendu le débarquement russe à Monaco pour influer sur la trajectoire du ballon rond. « C’est ce que je faisais déjà à Auxerre, rappelle Guy Roux. On formait les joueurs comme Éric Cantona et Basile Boli ou on les recrutait jeunes, comme Lilian Laslandes. Puis on les vendait à 22, 23 ou 24 ans. Et avec l’argent, on achetait les biftecks pour les plus petits. » En 2017, l’objectif principal n’est plus de remplir les frigos de la cantine du centre de formation mais de toucher le jackpot à chaque intersaison ou presque.Luis Campos, expert ès transfertLogiquement, la réussite monégasque fait des émules. Nouveau propriétaire du club de Lille, l’homme d’affaires luxembourgeois Gérard Lopez a bâti son projet autour de la détection (600 joueurs supervisés par an contre 200 actuellement), la formation et la revente de joueurs. C’est dans cet objectif qu’il s’est récemment attaché les services de l’ancien directeur technique de Monaco, le Portugais Luis Campos. Sur le Rocher, ce quinqua discret, proche du tout-puissant agent Jorge Mendes et de José Mourinho, avait pour mission de dénicher et de faire signer les jeunes talents avec Vasilyev, le vice-président et gestionnaire du club au quotidien. Calquant les méthodes du FC Porto, club référent du « trading joueurs » en Europe, Campos a, pendant trois ans, fait profiter Monaco de son expertise de « scout » avant de démissionner en 2015.Pressenti à Marseille aux côtés du nouveau boss américain Frank McCourt, c’est finalement dans le nord que le Portugais a posé ses valises et son fameux logiciel informatique de détection de potentielles recrues jalousé dans le milieu. Luis Campos, deus ex machina du Losc pour retrouver les sommets ? Pas forcément. Ne fera pas du Monaco qui veut. « Avec l’arrivée de Campos et celle annoncée de Marcelo Bielsa la saison prochaine, Lille reprend les facteurs clés du succès monégasque. Mais ses atouts sont moins importants. Monaco joue régulièrement la Ligue des champions et séduit aussi grâce à son climat, sa qualité de vie et sa fiscalité, tempère Vincent Chaudel. Pour les sportifs étrangers, les charges ne sont pas les mêmes à Monaco qu’en France. Pour qu’un joueur obtienne 100 euros net, cela coûte 180 euros à Monaco contre 300 à un club français. Quand Lille et Monaco s’intéressent aux mêmes joueurs, il peut y avoir débat sur le montant du transfert mais ce sera très difficile pour Lille de s’aligner au niveau du salaire. »« Méthodologie écologique »Le soleil et des émoluments attractifs ne sont pas les seuls ingrédients de la réussite du projet monégasque. « Le joueur doit surtout être bien formé et bien drivé. Monaco a à la fois un très bon directeur de centre de formation (Bertrand Reuzeau, ancien du PSG) et surtout un excellent entraîneur », estime Guy Roux. Avec Leonardo Jardim, l’ASM n’a pas raté son casting. Après une adaptation délicate en 2014, le technicien portugais de 42 ans a démontré sa capacité à faire briller les jeunes, à l’image des Mbappé, Lemar ou Bakayoko.Admirateur du sociologue Edgar Morin et marié à une psychologue, Jardim fait germer ses graines grâce à ce qu’il appelle sa « méthodologie écologique ». Pour le Madérien, séances d’entraînements riment à 95 % du temps avec ballon et gazon naturel, loin des salles de musculation et des pistes en tartan. « Nous faisons du football, pas de l’athlétisme », aime-t-il rappeler. L’approche ludique de celui catégorisé parmi les « intellos du foot » et sa proximité naturelle avec les joueurs servent à merveille l’objectif de progression et de valorisation des pépites monégasques. « On a rarement vu autant de sourires aux entraînements », souffle un habitué de La Turbie, le centre d’entraînement du club. Propriétaires des lieux, les dirigeants ont pour projet de transformer les vétustes installations en un centre de la performance ultramoderne.«Quel sera le visage de Monaco la saison prochaine ? Je suis incapable de vous le dire»En passe de rafler la mise sur les plans sportif et économique, la gouvernance russe de l’ASM aurait-elle trouvé la martingale parfaite au pays des casinos ? « On n’en est pas loin, estime Vincent Chaudel. Mais pour que le modèle soit durable, le club doit régulièrement jouer la Ligue des champions afin d’attirer puis d’exposer ses jeunes joueurs. Il doit aussi savoir renouveler la colonne vertébrale de son équipe. Des cadres (Glik et Raggi en défense, Fabinho au milieu, Falcao et Germain en attaque) garants d’une certaine stabilité et autour desquels les jeunes progressent. » Préserver cette alchimie entre jeunes cracks de passage et tauliers. Un art délicat. « On sent un début de quelque chose mais les joueurs vont être sollicités de tous les côtés cet été. Quel sera le visage de Monaco la saison prochaine ? Je suis incapable de vous le dire, avoue le champion du monde 1998 et ancien Monégasque Youri Djorkaeff. Aux dirigeants de voir s’ils veulent continuer à créer quelque chose ou s’ils vont vendre leurs meilleurs joueurs. » Rybolovlev et Vasilyev lui répondraient sûrement : « Et pourquoi pas les deux ? »(1) « Dmitry Rybolovlev. Le roman russe du président de l’AS Monaco », Le Cherche Midi, 2017.